Rencontre avec Jacinthe Lessard L, une artiste qui explore les mystères de la perception à travers les notions de plein et de vide, du générique et de l’individuel, de l’intérieur comme de l’extérieur. Ses œuvres nous invitent dans le monde habituellement interdit de la chambre obscure.
27 mars 2015
Continuer ci-dessous pour la retranscription de l’entrevue.

Éric : Tu as plusieurs pratiques. J’ai vu passer une expo en 2009 chez Optica. Ça ressemblait à des tubes de plastique sur des fonds de couleurs très vives. Dans le fond, tu t’intéresses à la méthode, il y aurait comme un discours de la méthode dans ce que tu fais.
Jacinthe : En fait, c’est super important pour moi : il y a toujours un point de départ, une hypothèse, puis je la vérifie en faisant mes œuvres d’art. C’est vrai que ça a l’air d’être super conceptuel, comme si je veux atteindre cette idée à la fin, mais pour moi le processus est extrêmement important. La finalité, je ne la connais pas d’avance. J’ai des idées, je me pose des questions et c’est ça le moteur de mon travail finalement.
É : Tu fais des exercices. Tu te mets à l’œuvre avec un cadre relativement rigide ? Tu as des limites très claires ?
J : C’est étonnamment très intuitif au départ puis c’est dans l’expérience, en faisant les choses, que je découvre un petit plus vers où je veux aller. Donc dans le cas de « En fonction de la forme », je voulais vraiment prendre des objets du Dollarama. J’avais remarqué sur les emballages des objets qu’il y avait des références à la peinture moderne dans la multiplication du motif et c’est ce que je suis allée chercher. Puis par le truchement de la photo, de la courte profondeur de champ et avec une méthode particulière d’éclairage aussi, j’ai rendu la chose très picturale. C’était mon but de savoir à quel point je pouvais rendre ces objets graphiques.
É : C’est vrai que c’était très aplati.
J : C’était très aplati pourtant les référents étaient tous des objets 3D. Je les ai montrés en révélant la surface avec des considérations très modernes et peu photographiques. C’était un jeu de prendre la photo de façon oblique et des objets banals, que tout le monde connait, pour obtenir un rendu très pictural à la fin.

É : Qu’est-ce qu’on regarde en ce moment ? On regarde le moulage d’une chambre noire ?
J : Oui, à l’intérieur d’une caméra, il y a toujours un espace et j’y ai donc versé du silicone dans diverses caméras. J’avais envie de voir quel genre de formes ça donnerait. J’avais une curiosité par rapport à ça. J’étais assez fascinée par cet espace-là qui, si on y pense, c’est là où l’image se forme. C’est un espace historiquement chargé qui relie la photographie à l’histoire de l’art et à la peinture. Puis, il faut savoir aussi que, plus les caméras rapetissent et moins on y a accès. Avec une caméra numérique aussi, on n’ouvre plus l’appareil photo et cet espace y est presque inexistant. C’est très petit dans nos caméras aujourd’hui.
Dans l’optique où on est dans une société d’images, on est bombardé d’images, on n’a plus cette matérialité. On n’est plus très conscient du geste de prendre des photos. Pour moi, c’était complètement aller à l’inverse que de rendre cet espace-là matériel, de le rendre visible. Je me suis posé des questions par rapport à notre façon de photographier, de voir et de consommer des images qui a beaucoup changé. Je pense que c’est un peu là mon discours ou du moins, pourquoi j’ai voulu rendre un hommage à la chambre noire.
É : Est-ce que tu peux nous parler de la suite de cette expo qui m’avait beaucoup marqué ? En 2014, tout récemment, tu as eu une super belle exposition conjointe avec deux autres artistes et c’était autour de l’abstraction d’une certaine façon, de mise en lumière des procédés d’images, de fabrication d’images. Ça s’appelait « La chambre inversée ».
J : La chambre inversée est une installation immersive, faite avec l’animation image par image. On a donc trois murs, trois projections sur les trois murs et il y a aussi du son qui est spatialisé. Tout ce dispositif pour plonger le spectateur au centre de la chambre noire. Ce que j’ai filmé – mais en même temps je ne peux pas vraiment le filmer car c’est un espace extrêmement restreint – c’est encore une fois l’intérieur d’une caméra. Il y a une petite lumière qui balaye l’intérieur, on dirait presque quelqu’un qui est en train de fouiller et de chercher quelque chose. Au départ, le spectateur ne sait pas trop dans quel environnement il se trouve, puis il découvre peu à peu qu’il est dans une chambre noire. Toute la musique a été faite à partir de sons d’appareils photo aussi. C’est très englobant comme expérience.
Il y a un degré d’absorption dans lequel je mets les spectateurs qui m’intéresse. Où ils sont concentrés, où ils sont dans le dévoilement. Ils se posent la question « on est où ? qu’est-ce que je regarde ». C’est ça qui m’intéresse, cette capacité d’écoute et de concentration dans lequel se retrouvent les spectateurs.

É : Est-ce que tu peux nous parler de ce corpus complètement différent et moins connu, qui est plus dans l’abstraction encore. J’aurais envie d’y voir des procédés de solarisation, on dirait même des images de microscopes électroniques, avec la neige.
J : Encore une fois dans l’optique de considérer la photographie de façon matérielle, j’avais envie de regarder les matériaux qu’on utilise pour faire de la photographie. C’est donc une exploration sur le papier photographique. Et ce que je regarde, c’est la constitution même du papier photographique. Il y a plusieurs couches de couleurs et j’enlève des couches pour révéler des couleurs.
É : Comment tu fais ça ?
J : Ça, c’est la question! Tous mes outils sont des sableuses rotatives, linéaires, Dremel, Foredom … Plus je creuse, plus j’arrive au papier comme tel qui est blanc. Si je vais moins creux, c’est jaune, après ça rouge et sur le dessus, c’est bleu. Si je suis dans l’obscurité totale, le fond va être blanc, bien sûr, et je mets aussi des couleurs pour les fonds, de façon un peu arbitraire. Je suis en train de travailler un peu plus comme un peintre que comme une photographe, avec mes outils qui sont comme des pinceaux.
É : Tu es dans la matière. Tu veux révéler à la fois la matière photographique, mais ton procédé n’est plus photographique du tout.
J : Ah non pas du tout ! Mais oui, ça reste photographique un brin, puisque je développe mon papier qui passe à travers les chimies photographiques.
É : De là aussi l’idée que tu sois dans l’obscurité totale pour après pouvoir le développer, parce qu’on parle d’un papier photographique, donc sensible à la lumière par défaut.
J : Bien sûr, il n’y a plus grand-chose de photographique. Et même l’émulsion, ce que je sable, ce que j’enlève, c’est ce qui normalement permettrait l’image. Et là, ce qui est enlevé permet de voir le motif.

É : Jacinthe, j’aimerais qu’on parle d’un autre corpus : le « Two Minutes Sculptures ». Parce que ta pratique aussi, c’est ça, tu as à la fois l’aspect sculptural, puis l’aspect photographique, même si ça finit souvent en images. Il y a tout ce processus-là, encore une fois dans l’espace, l’espace autour de nous, l’espace usuel, les objets usuels.
J : La série « Two Minutes Sculptures » a été créée d’abord sous ce nom-là à cause d’Erwin Wurm qui a fait des « One Minute Sculptures ». Pendant ce deux minutes, je donnais des pièces d’une chaise démontée, IKEA pour ne pas les nommer, et je demandais aux gens de faire des sculptures les plus originales possible avec ces bouts de meubles génériques. Je travaille beaucoup avec des objets manufacturés en série qui présupposent un certain mode de vie qu’on devrait tous avoir, standardisés sur toute la planète au complet.
C’est cette tension-là entre le générique et l’individuel qui m’intéressait. Je voulais que des gens abordent une structure que l’on connait, qui est familière, qui est plutôt générique, mais qu’ils en fassent quelque chose d’original. Dans cette série, dix personnes ont fait des sculptures très individuelles. Ça a presque l’air d’iconographies ou d’un langage.
É : C’est très graphique aussi. C’est vrai qu’on dirait des idéogrammes.
J : Ce qui m’intéresse, c’est de voir à quel point les gens sont capables de faire quelque chose d’original avec quelque chose de très banal et générique.
É : Jacinthe, j’aimerais terminer l’entrevue avec une question ouverte : Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu fais de l’art ?
J : Wow quelle question! Il y a un aspect où je découvre des choses. J’ai souvent vu l’art comme de la recherche fondamentale où tu pousses les matériaux le plus loin possible. Je pense qu’il y a quelque chose aussi dans le fait de parler d’objets qui nous entourent que l’on prend pour acquis, de les faire redécouvrir, de les faire voir d’une autre façon. Je trouve que l’on prend beaucoup les choses pour acquis dans notre mode de vie.
É : On fait des raccourcis.
J : Ce serait de re-révéler certaines choses qui sont déjà là autour de nous.
É : Ça me plaît comme réponse. Merci de nous avoir reçus dans ton atelier, puis de nous avoir expliqué un peu plus, justement, tes œuvres.
ratsdeville@montréal est une série webtélé coproduite par L’Arcade et co-diffusée par TV1 (Bell, vidéo sur demande) et ratsdeville (web).
Équipe L’Arcade Studio Transmédia :
- animateur / concepteur – Éric Bolduc
- producteur – Guillaume Couture
- réalisateur – André Hamilton
- coordonnatrice – Esthel Rousse
Équipe TV1 :
- réalisateur – Frédéric Cusson
- caméramans – Julien St-Pierre / Frédéric Sagard
- coordonnatrice de production – Vanessa Paquette
- coordonnatrice des bénévoles – Tamraa Greenidge
- maquillage – Jessica Branchaud Meneses
- infographie – Anastasia Efimova
- mixage sonore – Pierre Bourcier
- montage – Nicolas Paquette
- assistants à la production – Thomas Rodinson / Joey O’Reilly
- productrice web – Joannie Couture
- coordonnatrice administrative – Lara de Beaupré
- producteur en chef – Yvan Lajeunesse
- directeur général – Louis Douiville
Crédits photos et vidéos :
- Jacinthe Lessard-L
- Bettina Hoffman « En fonction de la forme »
- Alexandru Petrossian « La Chambre »
- Galerie B-312 « Luminaries »
- Guy l’Heureux « Two-minutes sculptures »
Artiste invitée : Jacinthe Lessard L
Une initiative inspirée de ratsdeville