Devant la dissolution de l’expérience physique de l’art, au profit du numérique, la place occupée par l’espace et l’objet dans ma recherche s’est confirmée. — Amélie Laurence
L’artiste visuelle Amélie Laurence Fortin nous parle de son travail et de sa vie, depuis le déclenchement de la pandémie.

Tu étais où quand tout a commencé?
— À l’annonce de l’OMS, le 11 mars 2020, je me trouvais en Belgique, pour un projet avec le Mois Multi et Werktank. Le 13 mars, avec seulement la valise contenant le matériel nécessaire au projet, j’ai pris trois trains en direction de Varsovie, pour y rejoindre mon mari, car tout indiquait que les frontières de l’Europe centrale allaient fermer.
Le lendemain, la frontière polonaise était définitivement fermée au monde extérieur.
Alors que mon atelier pour l’année 2020 est à la Künstlerhaus Bethanien (Studio du CALQ à Berlin), être à Varsovie signifiait me trouver dans un lieu où je n’avais ni atelier, ni matériaux, et pour un temps indéterminé.

Quel impact sur ta vie de tous les jours?
- Changement d’habitudes
- Connexions et relations
- Liberté et mobilité
— Dès que les autorités ont annoncés l’ouverture des frontières pour le 27 avril, j’ai acheté un billet d’avion pour retourner à Berlin. Cette ouverture a été reportée à deux reprises, mes voyages retardés et annulés — je ne pouvais donc pas retourner à l’atelier.
Pendant ma quarantaine, la Pologne a fermé ses frontières. Comme au Québec, les déplacements internes ont été limités et les déplacements dans l’espace public au minimum. La situation était étrange pour quelqu’un comme moi qui a l’habitude des déplacements.
J’ai l’habitude de courir dans le parc près de chez moi. À la sortie de quarantaine, les nouvelles règles de vie dans l’espace public m’ont amené à mettre mes chaussures de course de côté. J’ai saisi l’occasion de l’immobilité pour faire les choses que j’avais laissé en plan, faute de temps: lectures, contrats d’écriture et mise à jour de mon site web.

Grande mobilité
La situation m’a fait réfléchir à la fréquence de mes déplacements. Avec les nouvelles régulations des frontières établies dans tous les pays et les avions cloués au sol, j’ai pris conscience du privilège de ma grande mobilité des dernières années.
Je me suis mise à envisager que ces nouvelles normes soient adoptées à long terme. Ce qui m’invite, non sans un sentiment de deuil, à revisiter la manière dont l’art est diffusé et reconsidérer mon plan de travail des années à venir.

Y a-t-il des « bons côtés » à la situation pour toi?
— L’extérieur m’a manqué rapidement.
Je cherchais à profiter du printemps hâtif, sans le port du masque obligatoire dans l’espace public, qui m’oppressait au début du confinement. Mon mari m’a rapidement montré la trappe du grenier qui donne accès au toit de notre immeuble. J’ai passé fin mars, début avril à y lire quelques heures par jour.
Retour à Varsovie
Je vis quelques mois par année à Varsovie, en Pologne. Y retourner signifie toujours de ralentir mon rythme — et en même temps, c’est très énergisant. Je me trouve à chaque fois un atelier, pour y faire un travail de recherche sur mes projets.
C’est aussi l’occasion de débattre de mes idées avec mon mari, avec qui j’ai des conversations en profondeur. De plus, la plus vivante et intellectuellement stimulante de mes amies s’y est établie. Ces échanges riches m’amènent ailleurs et contribuent à ma réflexion sur l’art et la vie.
Quel impact sur ta pratique artistique?
— Ma pratique est in situ*
*In situ: œuvre qui prend en compte le lieu où elle est installée — fr.wikipedia.org/wiki/In_situ
Devant la dissolution de l’expérience physique de l’art, au profit du numérique, la place occupée par l’espace et l’objet dans ma recherche s’est confirmée.
Je me suis alors demandé: comment travailler avec la potentialité phénoménologique de l’espace et l’objet, sans l’expérience rituelle et collective du lieu d’expositions?
Apparition!
Après plusieurs jours à passer par le grenier pour me rendre sur le toit, j’ai découvert que le soleil y entrait entre midi et 14h00, traçant au sol un carré de lumière nette.
D’abord frappée par la beauté et la surprise d’une telle apparition dans l’espace — et le choc de me rendre compte que cela faisait plusieurs jours que je passais par ce grenier sans jamais remarquer ce rayon de soleil — le phénomène est vite devenu une obsession.
J’y suis retournée tous les jours.

Phénoménologique
D’abord, j’ai regardé le rayon se mouvoir dans l’espace, suivant le déplacement du soleil.
Puis, mes yeux ont commencé à prendre la mesure de ce vaste grenier lorsqu’il était illuminé par le rayon — son architecture, ses matériaux, son espace, sa présence.
J’ai pris le temps de le regarder, comme on regarde les vagues se fracasser sur la grève ou les nuages se transformer au ralenti dans le ciel. En contemplant le phénomène simple et répété du rayon, et ses infimes changements, j’ai naturellement eu envie de jouer avec lui.
Je ne me suis autorisé qu’à utiliser les éléments déjà disponibles dans le grenier, les quelques matériaux qui se trouvaient dans ma valise, dans ma cuisine et mon propre corps.
Cette nouvelle approche m’a permis d’expérimenter, par l’action, une profonde relation à l’espace dans sa nudité crue, dans sa liberté et sa poésie — quelque chose que je n’avais pas pris le temps de faire depuis une dizaine d’années.

Formidable découverte
Ce que je trouve formidable dans la découverte du grenier c’est que je me suis mise à regarder le même espace, le même lieu, jour après jour, en cherchant à définir quel serait mon prochain geste à l’intérieur de celui-ci.
C’était une chance pour moi — qui construit des installations, en tirant partie du potentiel de chaque lieu d’exposition — de trouver un espace si photogénique.
Regarder et investir par l’action un seul espace est un exercice que je n’avais pas fait depuis très longtemps.
Dans ces gestes quotidiens, j’ai pu investiguer comment je crée, regarde et perçois, comment j’habite la pensée et le geste artistique.

Le grenier est devenu une sorte de cahier à croquis, où chaque jour, je trouvais une façon de repousser ma relation à mon propre imaginaire.
Ma pratique est vivante et d’habitude réalisée pour qu’on en fasse l’expérience dans l’espace d’exposition. En déposant des photographies de mes actions sur la plateforme Instagram (qui mise sur le présent), celle-ci est devenue un espace de diffusion idéal pour mon travail en cours.
Cadeau de la contingence
Bien que le soleil fasse partie de ma réflexion et mes intentions de projets, je repoussais depuis des mois l’expérimentation avec la lumière naturelle, en fabriquant des dispositifs de lumière artificielle, essayant d’approfondir mes connaissances en électricité.
La restriction du confinement m’a permis de trouver un rayon de soleil et jouer librement avec ce phénomène disponible, juste là, devant mes yeux.
De ces expérimentations dans le grenier naîtront des œuvres sculpturales, qui seront nécessairement influencées par l’expérience sensible et phénoménologique que j’ai vécue.

Manifesto — Qu’est-ce que tu cherches à dire ou faire avec ton art?
Ta pratique comprend-t-elle une dimension philosophique, un message ou un sens? (Et est-ce que tu crois que les artistes ont cette responsabilité?)
— Je suis constamment en mode de résolution de problèmes et de création de nouvelles équations. Je suis donc toujours en train de reconsidérer ce que je fais. Je cherche à me déstabiliser, pour me permettre de construire de nouvelles formes ou reconsidérer l’angle que j’ai adopté. C’est d’ailleurs pour ces raisons que je travaille avec une variété de médiums.
Je préfère considérer la crise et les nouvelles règles comme un problème imposé, ce qui convient à ma façon de travailler. Elles me forcent à chercher des solutions, à repousser des frontières et tester les limites de ma pratique.
C’est important pour moi de vivre une expérience dans l’espace physique et créer une relation avec le corps. Je pense que par le dialogue que j’entretiens avec le réel, je cherche à créer, par l’art, un contact avec l’autre, en développant un territoire de sensations le plus vaste possible.
Comment vis-tu la situation en tant que directrice de Regart?
— En sabbatique de mon poste de direction de Regart pour 2020, je vis la crise en dehors de la réalité du centre. Je reste en contact avec l’équipe et leur offre du temps au besoin. Je crois qu’il est important de demeurer solidaires les uns des autres durant cette période. Et en même temps, je ne veux pas m’immiscer dans leur travail.
Il y a beaucoup à inventer pour rester pro-actif et définir le rapport à nos communautés d’artistes et au public des arts visuels. Je pense que la situation actuelle est un levier de réflexion, qui peut nous amener à repenser la diffusion des arts actuels.
L’importance de la relation à l’objet de l’art
Je ne pense pas que nous devons embarquer aveuglément dans le grand train du numérique. Je pense même qu’il faut résister le plus possible.
Les arts visuels c’est avant tout une complexe relation entre le visiteur, l’œuvre et l’artiste. Le corps et les sensations de la rencontre avec l’objet de l’art sont nécessaires. Je ne suis pas en faveur d’un déplacement unilatéral de la création, des œuvres et du savoir sur les plateformes en ligne. Ce n’est absolument pas une option pour l’avenir.
Amélie Laurence Fortin, 10x (Puissance de dix), Manif d’art 9, Commissaire: Jonathan Watkins, La Chambre Blanche, Québec, Canada, 2019
Mot de la fin?
— Je trouve ce que l’on vit insécurisant à plusieurs niveaux. La mobilité et la place de la culture dans nos sociétés est ce qui capte le plus mon attention. Et comme plusieurs artistes, je me demande de quoi auront l’air la diffusion et la création des arts visuels contemporains dans l’avenir. Malgré tout, je pense définitivement que nous en serons transformés.
— Amélie Laurence
Bio
Amélie Laurence Fortin est une artiste en arts visuels et directrice générale et artistique (en sabbatique) de Regart (Canada). Son travail a fait l’objet d’expositions individuelles et collectives, de foires, de festivals et de collections privées et publiques tant au Québec qu’en Europe. Récipiendaire du Studio du CALQ à Berlin pour toute l’année 2020, elle exposera la même année à la galerie des arts visuels (Québec), sera accueillie par Werktank vzw (Leuven, Belgique) pour la production d’une œuvre technologique en collaboration avec le Mois Multi (Québec) qui sera présenté à la Künstlerhaus Bethanien GmbH (Berlin, Allemagne).
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L’appel
Avec cette série, je souhaite entendre des voix d’artistes à travers la tempête Covid: comment ça affecte leur pratique, comme leur vie personnelle. C’est aussi un prétexte pour voir de l’art!
Comme tant d’autres, j’ai eu plus de temps libre que d’habitude ces dernières semaines. À un certain moment, j’ai entendu un appel, quelque chose comme un besoin de servir. Une question simple mais puissante est montée depuis mes tripes: Comment puis-je aider?
J’ai attendu…
La réponse est venue quelques jours plus tard: Écris et partage — OK.
Mais à propos de quoi? Qu’est-ce qui m’inspire et pourrait inspirer les autres?
Puis, de façon inopinée (sans savoir que je me posais ces questions), une amie qui habite à l’autre bout de la planète me suggère d’écrire sur les artistes, de leur offrir une voix durant la crise.
Ça faisait plein de sens: je sais que je veux continuer de voir de l’art dans le monde — Mon âme l’exige. L’art me nourrit et m’inspire, me pousse à l’action, à voir des choses (petites ou grandes) se matérialiser.
Je pense que les artistes ont cette liberté et cette folie de devenir activement eux.elles-mêmes, de croitre « de l’intérieur » et de s’épanouir perpétuellement. Cette qualité de vie intérieure irradie habituellement sur le monde. Pour moi, les artistes sont radioactifs.
J’espère vivement que ces échanges nourrissent votre âme autant que la mienne!
— Éric
elles sont excellentes ces entrevues. merci éric !
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Merci Sarah! Ça fait plaisir de savoir qu’elles sont lues et appréciées. Le mérite du contenu revient en grande partie aux artistes qui se prêtent au jeu de l’entrevue 😉
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