Je me suis laissé plus de latitude de recherche et de marge d’erreur — ce que je ne fais pas vraiment en temps normal — puisqu’on est un peu suspendu et qu’on n’a aucune idée de ce qui s’en vient.
Manuel
L’artiste visuel Manuel Bisson nous parle de son travail et de sa vie, depuis le déclenchement de la pandémie.

Tu étais où quand ça a commencé?
— Au moment de l’annonce du confinement officiel, j’étais chez moi et je viens à peine d’en ressortir.
Pendant les cinq premières semaines, j’étais malade. Je ne sais pas encore ce que j’avais — peut-être une bronchite — mais je me suis fait tester négatif au virus. En tout cas, ça m’a paru éternel. Ça brouille un peu les pistes, sur ce que ça a changé pendant cette période là. Je crois que je me serais enfermé quand même, COVID ou pas…

Comment cette période affecte ta vie de tous les jours?
- Changement d’habitudes
- Connexions et relations
- Liberté et mobilité
— Après ces cinq semaines (j’étais guéri), j’ai commencé sérieusement à vouloir bouger et reprendre mes activités. En art seulement; le reste ne me manquait pas.
Je ne pouvais pas aller à mon atelier, qui est partagé. J’ai un peu dessiné sur ma tablette. Je me suis vite lassé.
J’avais vraiment envie d’être ailleurs que chez moi, et travailler sur le projet de peinture que j’avais entamé quelques mois auparavant. C’était cette production interrompue que j’avais envie de poursuivre.
Cul de sac
Je me suis mis à tourner en rond et j’ai pris plein de photos de mon appart, des bouts, sans but. C’était juste une envie comme une autre, pour passer le temps j’imagine.
Je trouve souvent des pistes esthétiques dans des détails qui semblent anodins. On verra bien comment ça va mûrir et peut-être se retrouver dans mon travail.

Sur-connexion
Les premières semaines, j’étais ultra connecté à l’actualité. Trop.
Ça a fini par m’angoisser et me rendre un peu dépressif. Je me suis distancié d’internet et ça allait un peu mieux ensuite.
Étant quelqu’un d’hypersensible, les choses me hantent longtemps et fortement. Il fallait que je décroche presque complètement pendant un bout. Je me suis remis à lire des livres en papier pour lâcher l’ordi. C’était pas mal plus intéressant.

Up & down
Insomniaque depuis très longtemps, mes nuits et mes jours s’entremêlaient. Je me réveillais et me couchais n’importe quand; c’était vraiment chaotique. Je me suis mis à rêver à des scènes qui exagéraient le réel. Un peu du style Walking Dead, tu vois l’genre.
Niveau rapport humain, je suis assez sauvage. Ça a pris un bon moment avant que je m’ennuie de la vie sociale.
Ah oui, j’ai aussi lâché ma job. 🙂

Espoirs et Peurs
Y a-t-il des « bons côtés » à la situation pour toi?
— PLUS DE TEMPS! Plus de temps pour tout, pour la réflexion surtout, qui manque beaucoup dans la vie en général. Et aussi bien sûr le temps pour la pratique. L’espace mental dans lequel se disposer aussi. N’ayant pas à aller travailler et à faire tout ce qui m’étourdit habituellement, j’ai pu maintenir le focus, en longueur dans le temps.
J’en ai profité pour me placer dans une espèce d’espace-temps qui ressemble à une résidence, où on peut lire et écrire sur l’art, remettre certaines choses en perspective, faire bouger ce que l’on fait vers d’autres directions.
Je me suis laissé plus de latitude de recherche et de marge d’erreur — ce que je ne fais pas vraiment en temps normal — puisqu’on est un peu suspendu et qu’on n’a aucune idée de ce qui s’en vient.

Il y a de moins bons aspects, et ils sont évidents
En premier lieu, on fait de l’art pour qu’il soit vu — en personne idéalement — et ça risque d’être de plus en plus difficile d’arriver à ce que ça se produise. La dimension vernissage risque de disparaître pour un bon moment aussi.
Ce qui est vraiment triste, car c’est le moment pour avoir un retour sur notre travail, d’en discuter et de le célébrer. Le reste du temps, ça se passe plutôt en solo.
Ensuite, au niveau du financement publique, ce qu’on a entendu jusqu’à maintenant n’aide en rien les artistes.
Il y a quelques initiatives d’artistes eux-mêmes et de centre d’artistes: Les Encans de la Quarantaine de Sara A. Tremblay ou le programme d’auto-résidences lancée in extremis par Axenéo7, pour nommer ceux-là.

Se réinventer
Ce qui m’enrage: c’est encore le milieu de l’art qui doit patiner pour se « réinventer ».
Ce maudit mot là.
Le gouvernement n’a pas donné de nouvelles pour les artistes en tant que tels. Nombreux programmes sont repoussés, alors que c’est maintenant qu’on en a le plus besoin. Et c’est maintenant qu’on a le plus de temps pour les réaliser, ces fameux projets de recherches.

Quels sont les impacts sur ta pratique artistique?
- Inspiration (diminution ou augmentation)
- Processus & Matériaux
— Comme dit un peu plus haut, ça a été en montagnes russes. Ne pouvoir aller à l’atelier n’aidait en rien. Et quand j’ai décidé d’y retourner, je n’avais plus de matériaux avec lesquels travailler et tout était fermé. Ça a rendu la chose encore plus difficile.
J’veux bien qu’on soit toujours en train de se réinventer; s’adapter aux tendances numériques ou autres revirements drastiques, mais ça ne se force pas ces affaires-là.
J’ai nulle envie de répondre à une quelconque obligation de tout changer en un claquement de doigt.

Faire avec
Même si je n’avais rien sous la main, j’ai commencé à faire — de chez moi — des montages cheap d’expos numériques, dans des endroits fictifs avec des œuvres en chantier et d’autres plus anciennes.
Ça m’a quand même donné quelques idées. Comme je suis tombé dans une craque — une expo que j’attendais avec impatience a été remise dans un an à cause de la COVID — j’ai eu envie de voir mes œuvres dans l’espace et j’ai voulu les faire interagir ensemble.
Mixant mes pièces numériques à celles faites main et des moins récentes, l’idée de la mise en espace et de l’installation se concrétise.

Virer numérique (ou pas)
Je ne peux en aucun cas adhérer au fameux « virage numérique », dont le gouvernement nous parle sans cesse.
L’art numérique est une discipline en soi et non un virage qu’on peut prendre comme ça, parce qu’on nous l’enfonce dans la gorge.
Pour ce qui est d’exposer grâce au numérique, ça ne fera pas long feu je pense. C’est drôle au début, mais ça s’épuise vite.

Traces-tu une ligne entre art, beauté, esthétique(s), tout ça?
— La beauté absolue, je n’y crois pas. C’est un peu un piège que de penser pouvoir répondre à cette question. Mais oui, j’ai mes propres visions esthétiques — elles bougent souvent — et la « beauté » en fait partie.
Je ne pense pas que l’art doit être beau. S’il l’est, je ne m’en offusque pas non plus. J’aime ça le beau quand même, et c’est tellement pas nécessaire dans tout. Tout dépend de l’intention.
Si tu veux faire passer un message politique sur quelque chose d’outrageant par exemple, idéalement, tu ne donnes pas à l’œuvre un rendu séduisant. Quoique ça peut aider à faire passer certains messages, mais pas toujours…

Qu’est-ce que tu cherches à dire ou faire avec ton art?
Ta pratique comprend-t-elle une dimension philosophique, un message ou un sens? (Et est-ce que tu crois que les artistes ont cette responsabilité?)
— D’abord, non, ce n’est en rien une responsabilité.
Je m’expliquerais mal pourquoi les artistes devraient également être politiciens, sociologues, historiens ou toute autre forme d’expert.
Si ton art est politique, soit. Il y a toute une panoplie de sphères à explorer.
Moi, par exemple, je suis incapable de poursuivre le même but pendant toute ma vie. Ça change, ça se transfert, c’est organique et ça se colle un peu au temps qui passe et aux événements qui le ponctuent.

Poétique
Mes pensées sont poétiques et philosophiques, voire quelques fois critiques. Mais c’est toujours en filigrane, caché derrière des traits abstraits et cryptiques. En résulte parfois des œuvres allégoriques.
C’est difficile de voir des messages clairs dans l’art abstrait.
Mes titres sont autant d’indices de ce que mes œuvres sous-tendent, ou pas.
Parfois, mes œuvres veulent seulement être contemplées, qu’on puisse y entrer, se laisser hypnotiser.
Politique
Je n’ai pas d’intention d’utilité en art.
Mais ma personne elle est politique, parfois engagée et très affectée par ce qui se passe dans le monde. Ça ne s’inscrit juste pas dans mon art, du moins, pas littéralement.
Comme je le disais, souvent mes titres donnent des indices, mais pas toujours. Et c’est vraiment des pistes et non des démonstrations claires.

Mot de la fin ?
— J’ai envie de terminer avec un bout de texte d’un essai que je suis en train de lire:
Plus l’art s’infiltre dans le quotidien et l’économie, moins il est chargé de haute valeur spirituelle; plus la dimension esthétique se généralise, plus elle apparaît comme une simple occupation de la vie, un accessoire n’ayant d’autre finalité que celle d’animer, décorer sensualiser la vie ordinaire.
… le capitalisme est une machine de déchéance esthétique et d’enlaidissement du monde. Est-ce si sûr ? Le style, la beauté, la mobilisation des goûts et des sensibilités s’imposent chaque jour davantage comme des impératifs stratégiques des marques: dans les industries de consommation, le design, la mode, la publicité, la décoration, le cinéma et le show-business des produits chargés de séduction sont créés en masse, ils véhiculent des affects et de la sensibilité, ils agencent un univers esthétique proliférant et hétérogène par l’éclectisme des styles qui s’y déploie.
Le capitalisme d’hyperconsommation, par l’intégration généralisée de l’art, du « look » et de l’affect dans l’univers consumériste, est un mode de production esthétique. Créant un paysage économique mondial chaotique tout en stylisant l’univers du quotidien, il est un Janus à deux visages.
Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste (2013)
En fait, ce qui me trouble le plus au sujet de pouvoir faire ou ne pas faire d’art en pandémie, c’est le manque de vision des hautes instances. L’art, ça demande du temps et de l’engagement, et ça demande des moyens (de l’argent) pour que ce soit plus qu’un passe-temps décoratif qui séduit les masses.
— Manuel
Bio
Manuel Bisson est né, vit et travaille à Montréal. Il détient un baccalauréat en arts visuels et médiatiques de l’École des arts de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Son parcours l’a amené vers une pratique en peinture, et plus récemment en art numérique. Son travail a été présenté dans nombreuses galeries, foires et centres d’artistes au Canada et en Europe. Il est représenté par la Galerie Bernard.
Légendes des œuvres
- Manuel Bisson, Disparaître, c’est toute, 2020, huile sur toile brute
- Manuel Bisson, Dream sous un plastique tree, 2020, huile sur toile brute
- Manuel Bisson, Glitchy Ending Jouvence Jacuzzi, 2020, dessin numérique
- Gauche à droite: Manuel Bisson, Le secret glimmering path, 2020, huile sur toile brute / Manuel Bisson, Glitchy Ending Jouvence Jacuzzi, 2020, dessin numérique — Montage numérique
- Manuel Bisson, Abra Cadabra / Data Dismised, 2020, huile sur toile brute — Montage numérique
- Manuel Bisson, Sous les décombres, 2020, huile sur toile brute — Montage numérique
- Manuel Bisson, Entre chien et loup, 2018, acrylique et huile sur panneau
- Manuel Bisson, New paradigmatic / era, dessin numérique
- Manuel Bisson, Sweetboulet / Outsidenightmare, dessin numérique
*******
L’appel
Avec cette série, je souhaite entendre des voix d’artistes à travers la tempête Covid: comment ça affecte leur pratique, comme leur vie personnelle. C’est aussi un prétexte pour voir de l’art!
Comme tant d’autres, j’ai eu plus de temps libre que d’habitude ces dernières semaines. À un certain moment, une question simple mais puissante est montée depuis mes tripes: Comment puis-je aider?
La réponse est venue quelques jours plus tard: Écris et partage — OK.
Mais à propos de quoi? Qu’est-ce qui m’inspire et pourrait inspirer les autres?
Puis, de façon inopinée (sans savoir que je me posais ces questions), une amie qui habite à l’autre bout de la planète me suggère d’écrire sur les artistes, de leur offrir une voix durant la crise.
Ça faisait plein de sens: je sais que je veux continuer de voir de l’art dans le monde — Mon âme l’exige. L’art me nourrit et m’inspire, me pousse à l’action, à voir des choses (petites ou grandes) se matérialiser.
Je pense que les artistes ont cette liberté et cette folie de devenir activement eux.elles-mêmes, de croitre « de l’intérieur » et de s’épanouir perpétuellement. Cette qualité de vie intérieure irradie habituellement sur le monde. Pour moi, les artistes sont radioactifs.
J’espère vivement que ces échanges nourrissent votre âme autant que la mienne!
— Éric