Je suis en quête d’infini. Je fais de l’art par crainte de disparaitre. Je crée pour survivre.

Janie

L’artiste visuelle Janie Julien-Fort nous parle de son travail et de sa vie, depuis le déclenchement de la pandémie.

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Tu étais où quand ça a commencé?

— Cette semaine-là, j’imprimais les projets des étudiants en arts visuels et médiatiques de l’UQAM, je donnais des formations et participais aux critiques de mi-session dans les cours de photo.

Il y avait une fébrilité nerveuse dans les couloirs de l’université, un stress lié aux évaluations et à la pandémie. On sentait que quelque chose allait se passer.

Ça a été très vite, les photographies des étudiants sont restées sur la table de l’atelier.

Elles y sont toujours.

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Comment cette période affecte ta vie de tous les jours?

  • Changement d’habitudes
  • Connexions et relations
  • Liberté et mobilité

— J’étais de retour au travail depuis peu, après un congé de maternité. J’avais décidé de reprendre à temps partiel et consacrer mes journées libres à des projets de création.

Le congé de maternité et le confinement se ressemblent en plusieurs points.

Entre les responsabilités professionnelles, la scolarité de mon plus vieux, les soins que demande ma plus jeune et mon désir de création, je me sentais écartelée.

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Lourdeur

J’ai réfléchi au concept de la charge mentale. J’ai eu des discussions animées à ce sujet avec mon conjoint.

J’étais ambivalente entre le bonheur d’avoir plus de temps avec mes enfants et la frustration de constater que ce temps que je souhaitais consacrer à ma pratique artistique devait être investi ailleurs.

Le temps est une denrée précieuse pour une mère-artiste.

Lâcher prise

Tous les beaux projets que j’avais planifiés ont été reportés dans un agenda déjà bien rempli.

J’ai lâché prise sur bien des choses. Je me concentre sur la chance que j’ai, les petits bonheurs du quotidien et je fais mon possible.

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Tout garni

Le printemps qui m’attendait comportait beaucoup de collaborations artistiques. J’étais en résidence à Oboro, avec le collectif la bête à têtes, constitué de neuf femmes — Nous travaillions sur des vidéos à 18 mains!

J’allais également travailler sur un projet de publication éclair lors d’une résidence à L’imprimerie, avec le groupe du chantier de recherche sur l’image photographique et imprimée.

En juin, je partais pour la Art OMI Residency aux États-Unis. Une résidence qui réunit une trentaine d’artistes et de critiques de partout dans le monde.

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Tout reporté

Nous échangeons à travers différentes plateformes virtuelles et par la poste aussi, mais ça ne remplace pas ce qui survient dans l’atelier. Les idées se concrétisent différemment.

Entre temps, je suis les différentes initiatives artistiques sur les réseaux sociaux. Je découvre de nouveaux artistes et les projets récents de collègues pour lesquels j’ai de l’admiration.

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Ensemble même à distance

J’ai rencontré toute une communauté de photographes expérimentaux internationaux. J’ai même été sélectionnée pour la première édition du magazine numérique Aeonian, dédié à la photographie expérimentale.

Je ressens un esprit de communauté très fort malgré la distanciation, une volonté d’échanger autour de l’art.

J’ai installé mon atelier dans ma salle de lavage

C’est un espace lumineux adjacent à un grand jardin qui en est devenu l’extension.

Ralentir le rythme et réduire les déplacements me permet d’être plus attentive au monde, aux cycles de vie, à la reproduction et à la mort.

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L’essentiel

J’habite près d’un parc nature, je vais m’y promener tous les jours avec les enfants.

Cette proximité quotidienne avec la forêt me ramène à ce que je suis: un organisme vivant dans un écosystème complexe et magistral.

Ce temps d’arrêt provoqué par la pandémie nous apprend à vivre dans le moment présent. Les enfants, la faune, la flore nous y ramènent également.

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Espoirs et Peurs

Y a-t-il des « bons côtés » à la situation pour toi?

— J’ai beaucoup de chance: j’ai conservé mon emploi et ma famille est en santé, je passe tout mon temps avec les personnes que j’aime le plus au monde.

Il y a de la vie chez moi, malgré la mort omniprésente dehors.

La situation actuelle met aussi en relief de nombreuses inégalités systémiques.

J’essaie d’en tirer des leçons et de profiter de ces moments particuliers pour devenir une meilleure humaine et aider mes enfants en ce sens.

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Et les moins bons?

C’est une période de renouveau et ça vient avec des deuils. Il y a beaucoup de flou, d’inconnu et d’incertitudes. Le milieu des arts est un écosystème fragile, dont le paysage se transforme.

La galerie La Castiglione, avec laquelle je fais affaire, m’a appris qu’elle ne renouvellerait pas son bail dans le magnifique espace qu’elle occupait au Belgo. Elle a déjà quitté les lieux et poursuit ses activités en mode nomade pour l’instant.

J’ai rapatrié mon inventaire

Juste avant la pandémie on montait une superbe exposition sur la matérialité photographique, que presque personne n’a vu. Il y avait une programmation fabuleuse pour l’année à venir — Ça aurait dû se passer autrement.

Je préfère regarder devant que derrière, plein de beaux projets m’attendent.

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Quels sont les impacts sur ta pratique artistique?

  • Inspiration (diminution ou augmentation)
  • Processus & Matériaux

— Dans les premières semaines du confinement, je me sentais prise dans un étau. Je ne m’accordais pas le droit de créer spontanément.

Routine créative

Je fais une vingtaine de minutes d’écriture automatique le matin et je fixe une période hebdomadaire dédiée à la création, pendant la sieste de ma fille.

Ça m’aide à lâcher prise et à décloisonner ma pratique.

Relectures

J’ai profité de la fermeture des bibliothèques pour relire des livres qui m’inspirent comme Les années d’Annie Ernaux, Le drap blanc de Céline Huyghebaert, L’invention du paysage d’Anne Cauquelin, L’année de ma disparition de Carole David, et Cigüe d’Annie Lafleur.

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Simple mortelle

Je ne regarde pas beaucoup la télé, mais je suis tombée sur un film de Terrence Malick, par hasard pendant la pandémie.

Je me suis toujours sentie très proche de son œuvre, qui nous confronte à la grandeur de l’humain et sa brutalité, tout en nous ramenant à son statut de simple créature mortelle faisant partie d’un tout.

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Lumineuse

Dans mon atelier, il y a une sculpture de ma grand-tante Alice Julien qui représente une femme voutée, entourée d’enfants. Il en émane une lourdeur lumineuse. Je m’y identifie beaucoup.

Et ce billet de banque ramassé sur le trottoir suite à la performance Création de richesse/Labour of love d’Emmanuelle Jacques à ARPRIM.

Un genre de mantra.

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Jachère artistique

Je travaille sur mes projets très longtemps. J’alterne entre ceux-ci de façon sporadique, selon mes inspirations et les contraintes de diffusion.

C’est comme une jachère artistique. Ces périodes de latence sont importantes — Elles m’offrent un regard sans cesse renouvelé sur ce que je fais.

Ce rythme convient à ma réalité de mère également. Mes projets ne sont jamais tout à fait clos. Je me donne la liberté d’en revisiter un sous un autre axe à travers d’autres médias.

Mine de rien, j’ai entamé et poursuivit beaucoup de projets pendant le confinement, entre les rencontres zoom, les changements de couches et deux brassées de lavage.

Diapos en folie

J’ai récemment fait l’acquisition de milliers de diapositives. J’ai passé beaucoup de temps à apprivoiser les images de ces photographes anonymes probablement décédés.

Ils me hantent comme des fantômes. Je leur invente une vie à travers les indices qui se trouvent dans les cadres: quelques notes, la provenance, la date de développement.

Je ne sais pas trop comment je les ferai revivre encore.

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Endorphines expérimentales

J’aime la photographie expérimentale, car chaque image est un évènement chimique et lumineux. Ça me procure une bonne dose d’endorphine!

Le sens nait dans l’atelier. Je découvre souvent par hasard un filon à creuser.

Je m’intéresse aux procédés photographiques écologiques. Depuis le début du confinement, je fais des cyanotypes et de l’impression avec la photosynthèse des plantes que j’imprime avec le soleil.

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Dans ma cour

Ça me permet de travailler avec les enfants qui me tournent autour et même de les impliquer dans le processus.

Je fais des compositions avec ce que je trouve dans ma cour arrière sur des vieux papiers.

Je numérise compulsivement des éléments de la nature également. J’y fais toute sorte de découvertes.

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Traces-tu une ligne entre art, beauté, esthétique(s), tout ça?

— Ma pratique s’adapte aux différentes réalités. Je suis très poreuse à mon environnement. Je trouve du potentiel artistique dans presque tout, la lumière, la nature, ma maison, mes lieux de travail…

Je suis une ramasseuse d’objets éclectiques, au grand désespoir de mon conjoint. Je collectionne de façon instinctive sans savoir ce que je vais en faire à la base:

  • Insectes morts
  • Squelettes de feuilles
  • Roches
  • Bouts de cuillères des manifs de 2012
  • Amorces de pellicules, des films ratés sur lesquels il n’y a plus rien…
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Glaneuse

J’aime l’état d’esprit dans lequel je me trouve dans une position de glaneuse — Il y a quelque chose qui se passe dans mon cerveau. Je pense que c’est pour ça que j’ai été attirée par la photographie.

Je cherche des images dans le réel. À travers l’œil de l’appareil, je regarde le monde différemment.

Les choses s’empilent dans mon atelier, les masques, les fleurs fanées, les plantes, des lettres de jeunes filles, des journaux intimes, les jouets de mes enfants, les souliers devenus trop petits qui attendent une nouvelle maison… comme une espèce de Vanitas.

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Qu’est-ce que tu cherches à dire ou faire avec ton art?

Ta pratique comprend-t-elle une dimension philosophique, un message ou un sens? (Et est-ce que tu crois que les artistes ont cette responsabilité?)

— Je suis en quête d’infini. Je fais de l’art par crainte de disparaitre. Je crée pour survivre.

À travers l’art, je médite sur le temps qui passe, les souvenirs qui s’égarent, les repères qui s’effritent, une nature irradiante, la fragilité de la vie, la dégénérescence, le renouveau, la trace, la hantise, la lumière…

Lorsque j’entame de nouvelles explorations, je me demande comment je peux me l’approprier, qu’est-ce qui lui donne du sens.

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Vision périphérique

Chaque projet prend une tangente qui lui est propre et se précise dans l’atelier et dans l’écriture, à travers les temps dilatés puisqu’ils s’échelonnent sur plusieurs années.

L’actualité nous oblige à remettre des choses en perspective, l’artiste doit avoir une vision périphérique. Toute œuvre fait partie d’un contexte.

Exploration

Pendant le confinement, j’ai commencé à être plus active sur Instagram.

La plateforme offre un potentiel d’exploration intéressant pour poursuivre mon projet l’Amorce, réalisé avec des centaines d’amorces de pellicules photosensibles jetées aux rebus.

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Je les utilise pour déconstruire le quadrillage, jouer avec les mots-clés, je nourris ce réseau social dédié à la photographie avec des empreintes lumineuses à l’état brut.

Les images sont composées essentiellement de carré noir, blanc et de niveau de gris.

L’Amorce X BLM

Je venais à peine d’entamer l’Amorce quand le meurtre de George Floyd est arrivé.

Instagram s’est alors couvert de noir et j’ai ressenti un malaise.

J’étais sympathique à la cause, et ce projet venait de prendre une dimension politique malgré moi et un tout nouveau sens pour les gens qui le découvriraient.

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Offrande

Je devais y réfléchir et prendre position avant de poursuivre.

J’ai attendu quelques jours, avant de déverser mon flot de noir et je me suis dit que ces images par leur nature étaient déjà porteuses d’une multitude d’intentions — 36 poses avaient suivi leur existence.

En les offrant aux regards, j’acceptais que d’une certaine manière, leur devenir ne m’appartienne plus.

Mot de la fin?

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— Parfois, il y a les choses qui se placent toutes seules, c’est le cas de cette image (ci-haut).

Elle exprime à mes yeux à elle seule cette période de confinement — L’arc-en-ciel encagé à la limite du trottoir, couvert de l’ombre dramatiquement adulte des pieds d’enfants qui jouent.

Disparition

Je vais conclure par la première phrase du livre Les Années d’Annie Ernaux: « Toutes les images disparaitront ».

— Janie

Bio

Janie Julien-Fort est née en 1983 à Rouyn-Noranda. Elle est titulaire d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’UQAM et d’un baccalauréat en éducation. Elle vit à Montréal où elle donne des formations sur la photographie analogique et alternative dans le milieu artistique, communautaire et universitaire.

En 2017, elle remporte le Prix de la relève en photographie de Montréal offert par L’imprimerie centre d’artistes, Occurrence, Ciel variable et le Conseil des Arts de Montréal pour son projet L’Amorce. Son travail a été diffusé au Palais de Tokyo et au KW Institute lors de la ARTE Video Night, au Centre Civic Can Basté à Barcelone, à la galerie d’art Outremont, aux centres Dare-Dare et Verticale, à la Parisian Laundry et à la Galerie Simon Blais. En 2021, elle participera à l’Art OMI Residency grâce au Explore Habland Award. Elle est représentée par la galerie la Castiglione.

janiejfort.com

Légendes des œuvres

  1. Janie Julien-Fort, Autoportrait au miroir
  2. Table d’atelier, dessins de Rémi 6 ans nous représentant en train de jardiner, semis et autres objets
  3. Photo prise par mon fils Rémi de moi et sa sœur Lucie dans l’atelier
  4. Cyanotype en cours d’exposition d’un trèfle chanceux et d’un message de biscuit chinois
  5. Tests de juxtaposition de numérisation d’éléments de la nature
  6. Capture d’écran d’une réunion réunissant une trentaine d’artistes chacun dans leur fuseau horaire. Photo: Art OMI
  7. Vue sur l’atelier
  8. Le parc-nature de l’Ile-de-la-Visitation couvert de pollen de peuplier évoque l’hiver en pleine canicule
  9. Un coin de jardin et ses habitants
  10. Atelier / salle de lavage
  11. Lectures de confinement
  12. Alice Julien, sculpture sur céramique
  13. Emmanuelle Jacques, Création de richesse/Labour of love, 2019
  14. Janie Julien-Fort, Cigüe, 2020, cyanotype
  15. Janie Julien-Fort, Moi et ma mère sur Oxalis, 2018, impression par photosynthèse
  16. Janie Julien-Fort, Immortelle, 2020, cyanotype
  17. L’ombre portée d’un squelette de cerise de terre sur ma table d’atelier
  18. Yashica-D dans les piles de l’atelier
  19. L’amorce éclaircir, 2018, composition
  20. Janie Julien-Fort, Accumulation d’amorces, 2018, photomontage
  21. Janie Julien-Fort, @l_amorce_, 2020, Instagram
  22. Janie Julien-Fort, L’ombre sur l’arc-en-ciel, 2020, photographie numérique

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L’appel

Avec cette série, je souhaite entendre des voix d’artistes à travers la tempête Covid: comment ça affecte leur pratique, comme leur vie personnelle. C’est aussi un prétexte pour voir de l’art!

Comme tant d’autres, j’ai eu plus de temps libre que d’habitude ces dernières semaines. À un certain moment, une question simple mais puissante est montée depuis mes tripes: Comment puis-je aider?

La réponse est venue quelques jours plus tard: Écris et partage — OK.

Mais à propos de quoi? Qu’est-ce qui m’inspire et pourrait inspirer les autres?

Puis, de façon inopinée (sans savoir que je me posais ces questions), une amie qui habite à l’autre bout de la planète me suggère d’écrire sur les artistes, de leur offrir une voix durant la crise.

Ça faisait plein de sens: je sais que je veux continuer de voir de l’art dans le monde — Mon âme l’exige. L’art me nourrit et m’inspire, me pousse à l’action, à voir des choses (petites ou grandes) se matérialiser.

Je pense que les artistes ont cette liberté et cette folie de devenir activement eux.elles-mêmes, de croitre « de l’intérieur » et de s’épanouir perpétuellement. Cette qualité de vie intérieure irradie habituellement sur le monde. Pour moi, les artistes sont radioactifs.

J’espère vivement que ces échanges nourrissent votre âme autant que la mienne!

— Éric