Bien qu’on ressente un réel désir de changement social, je crains que cette détermination ne soit que temporaire ou illusoire.
Emmanuel
L’artiste visuel et travailleur culturel Emmanuel Lagrange Paquet nous parle de son travail et de sa vie, depuis le déclenchement de la pandémie.

Tu étais où quand ça a commencé?
— La pandémie m’a frappé de plein fouet quelques jours avant le confinement forcé — avant que les arcs-en-ciel ne décorent le coin des fenêtres d’enfants — lorsque j’ai perdu ma job steady comme vidéaste dans une boîte de design numérique.
C’était le début des grands changements…
Comment cette période affecte ta vie de tous les jours?
- Changement d’habitudes
- Connexions et relations
- Liberté et mobilité
— Ce travail de vidéaste, pour autant rangé du côté alimentaire des choses, représentait une stabilité sur laquelle je m’appuyais depuis un bon moment.
Difficile de ne pas succomber à la panique dans le moment, avec les bilans de la pandémie, toujours plus alarmants, qui ont déboulé par la suite.

Survivre
Dans l’urgence de retrouver une stabilité économique, j’ai revisité le bon vieux Rolodex des contacts.
J’ai vite réalisé qu’il m’était impossible de puiser du côté de l’événementiel — qu’il s’agisse de la scène des arts visuels ou de la scène musicale.
Participer à l’écrasement
Pas évident de mettre une grande partie de ses aptitudes professionnelles sur la glace.
On se console en se disant que son absence, cette impossibilité à travailler, participe à l’écrasement de la fameuse courbe.

Répondre à la demande
Heureusement, j’ai su trouver quelques contrats comme travailleur culturel — consultant en médias numériques — ou encore comme créateur de contenu. Notamment pour la campagne de sociofinancement Puzzle Challenge du centre d’art numérique Eastern Bloc.
Il y a présentement une demande pour ce genre de travail, alors que plusieurs organismes doivent repenser leur manière de partager leurs activités et d’engager le public.
Se replier
Si ma mobilité physique était restreinte comme tout le monde, j’ai pu me replier dans les mondes fantastiques du jeu vidéo et consommer énormément de contenu télévisuel.
Ce type de contenu constitue l’un de mes matériaux de prédilection pour ma pratique artistique, comme autant de blocs de construction pour de futures productions.

Espoirs et Peurs
Y a-t-il des « bons côtés » à la situation pour toi?
— Il semblerait que ce changement radical dans nos manières de vivre au quotidien pourrait être porteur de grandes transformations à plus long terme.
Pause révélatrice
La population — n’ayant plus exactement accès aux pain et aux jeux, qui lui permettent habituellement de se distraire et se contenter du statu quo — a disposé de davantage de temps, et s’est réveillée face à des injustices sociales qui se déroulent en coulisse de la société depuis trop longtemps.
BLM
Je parle bien entendu de la tragédie de Georges Floyd et du mouvement Black Lives Matter.
Il m’est difficile de séparer ces deux phénomènes au caractère historique. Et il semblerait qu’une situation (confinement et changement de nos occupations quotidiennes) ait permis le déploiement d’une autre (manifestations, revendications, etc.).

Et les moins bons?
— Bien qu’on ressente un réel désir pour du changement dans différents secteurs de la société, je crains que cette détermination ne soit que temporaire ou illusoire.
Mon expérience personnelle avec les revendications politiques, croisée avec la situation mondiale — généralement peu reluisante — tend à me faire sombrer dans la spirale d’un réalisme pessimiste.
Attractif confort
J’espère énormément que, si et lorsqu’il y aura un retour à la normale, les revendications qui découlent de ce temps de remise en question générale, ne s’évanouissent pas dans un désir de retrouver le confort de l’avant fin du monde.
Aussi, la majorité de ce qu’on voit de la situation actuelle, au Québec ou ailleurs, passe par la lentille d’Internet — et plus particulièrement, celle des réseaux sociaux — où règne la désinformation.

Terreau de propagande
Les plateformes de partage comme Facebook sont de complexes réseaux de chambres à écho, gérés par des algorithmes pensés de manière à éviter le conflit et la rencontre des idées contraires.
Il s’agit d’un terrain de propagande dangereux et d’échanges principalement à sens unique, où l’on peut se faire l’illusion d’unanimité idéologique, tandis que la réalité est bien plus grise et mitigée que cela.
Chambre à écho
Dans les médias de la communication, une chambre d’écho, ou chambre d’écho médiatique, est une description métaphorique d’une situation dans laquelle l’information, les idées, ou les croyances sont amplifiées ou renforcées par la communication et la répétition dans un système défini. Il s’agit d’une analogie avec la chambre d’écho acoustique, ou chambre réverbérante, dans laquelle les sons sont réverbérés par les murs.
À l’intérieur d’une chambre d’écho médiatique, les sources [d’information] ne sont généralement pas remises en question et les points de vue opposés sont censurés ou sous-représentés.
fr.wikipedia.org/wiki/Chambre_d’écho_(médias)

Désenchanté
Ci-dessus, une photo de moi quand je faisais partie du Regroupement des Artistes Très Sensibilisés (RATS) de 2005 à 2007. Il s’agissait du comité de mobilisation de la Faculté des arts de l’UQAM.
Ces quelques années d’activisme proactif ont malheureusement fait de moi un être plutôt pessimiste tant qu’aux changements de société, n’ayant observé que très peu d’impact suite aux manifestations, durant les premières années du carré rouge.

RATS
Créatif, pacifique et ouvert, le Regroupement des artistes très sensibilisés (RATS) se manifeste lors de grandes mobilisations étudiantes. Le regroupement militant préconise les arts comme moyen de revendication étudiante.
On attribue notamment au RATS l’utilisation du carré rouge comme symbole de la grève étudiante illimitée de 2005. Les militants avaient alors récupéré ce symbole instauré par l’artiste Johanne Chagnon pour le Collectif en faveur d’un Québec sans pauvreté et réclamaient — et réclament encore aujourd’hui — un Québec « sans pauvreté intellectuelle ». En 2005 et 2007, le carré rouge s’est ensuite transformé en d’énormes cubes rouges disposés dans l’Agora lors de manifestations étudiantes.
Marie-Pier Côté-Chartrand montrealcampus.ca
Sortir du bocal
Ceci dit, j’aime penser que ma posture plutôt sceptique m’amène à réfléchir à différents moyens de rejoindre — et éventuellement transformer la perception — des gens qui ne sont pas dans mon cercle immédiat, ou qui ne partagent pas les mêmes idéaux ou valeurs que moi.

Quels sont les impacts sur ta pratique artistique?
- Inspiration (diminution ou augmentation)
- Processus & Matériaux
— La période actuelle est historique et donc porteuse d’idées et d’images de toutes sortes.
Ce caractère historique est une source potentielle de créativité — et en même temps — crée l’impossibilité de présenter les fruits de cette créativité… du moins par les modes d’exposition classiques pré-COVID.
Catharsis
De manière typique à ma pratique, j’ai joué avec les signes issus des événements actuels, en utilisant le prétexte de la création artistique comme exercice principalement cathartique.

Détournement cognitif
J’ai repris le fameux arc-en-ciel ça va bien aller qu’on voyait un peu partout, et que je trouvais plus alarmant que rassurant à bien des égards.
J’avais le goût de jouer avec ce signe répandu, mais c’est important pour moi que ce travail résiste au passage du temps, et surtout qu’il soit significatif pour des gens en dehors du Québec.
Histoire de mème
Une des œuvres est intitulée d’après Paul Vasquez — le créateur du fameux mème Double Rainbow — qui est décédé malheureusement durant le confinement. Je trouvais tellement ironique qu’il décède au moment où les arcs-en-ciel se démultipliaient partout…
Un mème est un élément ou un phénomène repris et décliné en masse sur Internet. C’est une francisation de l’anglais « Internet meme ». Un mème, au sens général, est un élément culturel ou comportemental qui se transmet d’un individu à l’autre par imitation.
fr.wikipedia.org/wiki/Mème_Internet

Mise en abîme
Comme mentionné plus haut, j’ai grandement réfléchi au phénomène des chambres à écho sur Internet. Cela m’a poussé à concevoir un projet d’installation sonore performative en duo, qui en est encore à ses premiers balbutiements.
Le projet se base sur le principe de mise en abîme de l’information, mais de manière musicale.
Je travaille à réaliser un programme (via MaxMSP), qui permettra à deux performeurs de réaliser des remixes à contenu homogène, à mi-chemin entre l’effet de feedback sonore classique et le travail du DJ.

Traces-tu une ligne entre art, beauté, esthétique(s), tout ça?
— L’esthétique proto-apocalyptique ou l’avant post-apocalyptique
En début de pandémie, j’ai rapidement été capté par l’imaginaire post-apocalyptique. Le cinéma et le jeu vidéo sont des lieux fréquents pour ce genre de scénarios.
Il est intéressant de noter que ce type de propositions s’est multiplié dans les dernières années — et qu’un nombre grandissant de spectateurs/acteurs se projettent avec engouement dans ces mondes dystopiques.

On observe à la fois le désir d’être témoin de ce qu’une fin du monde pourrait avoir l’air (tout en s’en épargnant ses réelles difficultés physiques), et celui de se préparer mentalement à vivre ce type de scénario accablant, qui cogne toujours un peu plus à notre porte collective.
Fantasmer le post-humain
L’expérience offerte par des jeux vidéos comme The Last Of Us (Naughty Dog, 2013) a particulièrement teinté ma perception du slogan ça va bien aller sur fond d’arc-en-ciel.
Je me suis retrouvé à imaginer un futur où l’humain s’était éteint et la nature avait repris le dessus sur la ville. Dans ce contexte, les petits cartons qui décorent les chaumières prenaient un sens bien ironique.

Qu’est-ce que tu cherches à dire ou faire avec ton art?
Ta pratique comprend-t-elle une dimension philosophique, un message ou un sens? (Et est-ce que tu crois que les artistes ont cette responsabilité?)
— Ma pratique artistique se concentre sur des problématiques spécifiques à l’appropriation cinématographique et à l’esthétique des interactions humain-ordinateur (HCI).
Ces préoccupations se déploient dans une pratique multidisciplinaire, qui passe de la vidéo générative à l’installation interactive, en passant par des procédés d’impression.
Art génératif
L’art génératif est une création artistique généralement numérique se basant sur des algorithmes pour concevoir des œuvres se générant d’elles-mêmes et/ou non déterminées à l’avance.
fr.wikipedia.org/wiki/Art_génératif

Recadrage mythologique
Que ce soit par remake ou appropriation, j’utilise des signes de la culture populaire, comme autant de portes d’entrée offertes au spectateur vers un univers réinventé — où les acteurs de nos mythologies contemporaines sont ré-articulés, dans une volonté de repenser notre condition humaine.
Décontextualiser
Je m’approprie les signes de ces mythologies, dans l’optique d’en métisser le sens, à travers divers jeux de décontextualisation — remontage, collage vidéo, manipulation visuelle à partir d’interfaces physiques, traduction de données et déclinaisons plastiques sont différents procédés utilisés dans ces détournements.

Mot de la fin?
Do. Or do not. There is no try.
Yoda, The Empire Strikes Back
— Nous ne pouvons plus nous permettre de rester passifs face à des évènements majeurs comme BLM.
Le changement commence d’abord par nous-mêmes et notre cercle immédiat.
On peut bien faire des pancartes et prendre d’assaut la rue. Je crois que le travail qui aurait de l’impact est beaucoup moins romantique que les manifestations confrontantes et les images fabriquées des révolutions, qui font souvent la une des journaux.

Malaise nécessaire
Je pense plutôt à des discussions courageuses, honnêtes et probablement malaisantes, avec des gens qui ne partagent pas la même opinion que nous.
Ça peut se faire au sein de notre famille, de notre cercle d’amis. Ou encore avec ceux et celles qui n’ont pas eu la chance d’entrer en contact avec d’autres cultures, et démystifier les réflexes culturels, parfois racistes, nés de l’ignorance et du manque d’expérience concrète avec l’autre.
Ces discussions déplaisantes doivent avoir lieu… et pas sur Facebook.
— Emmanuel
Bio
La pratique artistique d’Emmanuel Lagrange Paquet se développe au croisement de disciplines telles que la vidéo, l’image numérique, les procédés d’impression et l’installation. Plus particulièrement, son travail se tourne vers les problématiques suivantes: l’appropriation du patrimoine mythologique au cinéma et l’esthétique des interactions humains-ordinateurs.
Son travail a été présenté entre autres dans le cadre de la Biennale internationale d’art numérique (BIAN) à la Maison de la culture Notre-dame-de-grâce (2014) et durant le Festival du nouveau cinéma de Montréal (FNC) (2012-2011-2008). Il détient une maîtrise et un baccalauréat en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal.
Légendes
- Emmanuel Lagrange Paquet, montage numérique. Photo: Michel Paquet
- Photo: Nora Lbd
- Puzzle Challenge, campagne de sociofinancement pour Eastern Bloc, 2020
- Emmanuel Lagrange Paquet, montage numérique
- Emmanuel Lagrange Paquet
- Emmanuel Lagrange Paquet
- Olivier Rioux, Pavillon Judith-Jasmin, UQAM, 2005
- Carré rouge — Le carré rouge est, au Québec, un symbole politique d’opposition à l’appauvrissement et à l’augmentation des tarifs des services publics. Il symbolise particulièrement le soutien à la grève étudiante de 2012 et au mouvement étudiant québécois. Il est habituellement épinglé à un vêtement. Il est associé à un jeu de mots: carrément dans le rouge — Wikipedia
- Emmanuel Lagrange Paquet, It’s not (home edition), vidéo couleur, écran défectueux avec erreurs d’affichage, dimensions et durée variables, 2020
- Emmanuel Lagrange Paquet, It’s not (home edition), vidéo couleur, écran défectueux avec erreurs d’affichage, dimensions et durée variables, 2020
- Emmanuel Lagrange Paquet, It’s not (After Paul Vasquez), vidéo couleur, écran défectueux avec erreurs d’affichage, dimensions et durée variables, 2020
- Emmanuel Lagrange Paquet, (Re)cho (travail en cours), installation audio performative, enceinte audio, microphone unidirectionnel, pour deux utilisateurs
- The Last Of Us, jeu vidéo, arrêt sur image
- Emmanuel Lagrange Paquet, It’s not (After Paul Vasquez), vidéo couleur, écran défectueux avec erreurs d’affichage, dimensions et durée variables, 2020
- Emmanuel Lagrange Paquet, Hieroglitch 005 (Vernes), gravure au laser, plexiglas, poussière, DELs, socle, peinture noire
- Emmanuel Lagrange Paquet, Hieroglitch 005 (Vernes), gravure au laser, plexiglas, poussière, DELs, socle, peinture noire
- Emmanuel Lagrange Paquet, Forever Game (Game Forever), console PlayStation 3, moniteur vidéo, manette de jeu piratée, imprimante matricielle, papier, son, dimensions et durée variables — Exposition Histoires d’interactions, Centre culturel de Notre-Dame-de-Grâce, 2014. Photo: Michel Photographe
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L’appel
Avec cette série, je souhaite entendre des voix d’artistes à travers la tempête Covid: comment ça affecte leur pratique, comme leur vie personnelle. C’est aussi un prétexte pour voir de l’art!
Comme tant d’autres, j’ai eu plus de temps libre que d’habitude ces dernières semaines. À un certain moment, une question simple mais puissante est montée depuis mes tripes: Comment puis-je aider?
La réponse est venue quelques jours plus tard: Écris et partage — OK.
Mais à propos de quoi? Qu’est-ce qui m’inspire et pourrait inspirer les autres?
Puis, de façon inopinée (sans savoir que je me posais ces questions), une amie qui habite à l’autre bout de la planète me suggère d’écrire sur les artistes, de leur offrir une voix durant la crise.
Ça faisait plein de sens: je sais que je veux continuer de voir de l’art dans le monde — Mon âme l’exige. L’art me nourrit et m’inspire, me pousse à l’action, à voir des choses (petites ou grandes) se matérialiser.
Je pense que les artistes ont cette liberté et cette folie de devenir activement eux.elles-mêmes, de croitre « de l’intérieur » et de s’épanouir perpétuellement. Cette qualité de vie intérieure irradie habituellement sur le monde. Pour moi, les artistes sont radioactifs.
J’espère vivement que ces échanges nourrissent votre âme autant que la mienne!
— Éric