Mercredi 26 octobre – jour 1
9e fois que je prends le train vers l’ouest pour représenter le magazine Ciel variable à Art Toronto. Un trajet sans histoire. À mes côtés, un monsieur d’origine asiatique dans sa bulle. C’est parfait. Je termine d’écouter un livre audio, What Makes Us Healthy, de mon auteur favorite Caroline Myss. Plus tard, je lirai quelques pages de A New Earth d’Eckhart Tolle. Je chatte avec Vincente, maintenant à Londres, avec qui je faisais la fête à Toronto depuis 2009 et qui a quitté Montréal récemment. Cette année, Daisy ne fait pas partie non plus de la cohorte de galeristes et artistes montréalais qui participent à la foire.
Heureusement, j’ai un acolyte, Mathieu, avec qui je loge à The Rex Hotel Jazz and Blues Bar, sur Queen, à 15 minutes de marche du Metro Convention Centre. Dans le train, Mathieu me « prête » sa bouteille de Ricard, qui aura contribué à m’assoupir durant le trajet. Le personnel très sympathique du bar-hôtel nous donne accès à la toute petite chambre, réservée en août via Booking.com. On laisse nos bagages sur place, il est encore tôt. Prochaine destination, Chinatown. On magasine dans un « toute-store » des covers pour son Samsung Galaxy III, une antiquité. Au coin St-Andrew et Spadina, on retrouve un resto vietnamien où il se rappelle avoir mangé, il y a longtemps. On commande des plats gigantesques, avec rouleaux, viande et vermicelle. On arrose ça de sauces – au poisson, hoisin, sriracha, huile de sésame – la totale.

Repus, nous sortons nous promener dans les rues du centre-ville. On parle de nos familles respectives, de nos traumas et paterns. En arrivant à l’hôtel, on prend une bière, une Bone Shaker pour moi, IPA bien amère qu’on trouve partout ici. Nous poursuivons nos conversations enchevêtrées de peine et de misère : un band jazz joue à tue-tête. Au moins, la musique est bonne.
De retour à la chambre, Mathieu sort de son sac une bouteille de Rhum d’Haïti. Auparavant, nous nous étions ravitaillés au dépanneur du coin, chips BBQ, Coca cola et jus de mangue. On goûte au rhum straight, c’est une merveille. Un drink ou deux passent avant que je déclare que celui là c’est le dernier. Pour en boire encore un, puis deux autres. Il se fait tard et je souhaite faire le setup du kiosque tôt demain. Nous éteignons les feux et tombons dans l’inconscience du sommeil.

Jeudi 27 octobre – jour 2
Au réveil, je me dis que j’aurais pu boire plus d’eau la veille. La chaufferette d’appoint restée allumée toute la nuit m’a déshydraté. Ça et le rhum. Je n’ai pas encore mal à la tête, mais je ne suis pas en pleine forme. Comme à chaque année à cette date, je traîne un vilain rhume. Mon colocataire est d’accord pour m’aider à arranger mes trucs à la foire. Nous déjeunons au bar. La télévision tonitruante montre des images de neige en banlieue de Toronto. Nous nous rendons sur mon lieu de travail. Après avoir récupéré badges et instructions, nous arrivons à l’espace réservé aux publications partenaires. Quel choc! C’est extrêmement petit … on dirait des isoloirs. J’installe l’affiche du magazine bien droit, pour me rendre compte une fois bien mise, que je me suis trompé d’espace. Mon kiosque est juste celui à gauche arg! On décolle l’affiche, on la recolle. Ensuite, les magazines dans les sacs, tout est beau. Je commence à avoir envie d’avoir mal à la tête. Plus, je me sens envahi d’un spleen intense. Je retourne à l’hôtel pour faire une sieste, alors que Mathieu profite de l’après-midi pour visiter le AGO.
Je dors comme si je n’avais jamais dormi.
Je sors d’un rêve étrange. Ma collègue et amie Bibiana trébuche et tombe dans un abysse, un énorme trou dans le sol, une chute lente, et disparaît dans un nuage de sable. Je demande le portable d’une femme assise sur une chaise de parterre et j’appelle 911. Après avoir expliqué la situation à la téléphoniste, je fonce retrouver le corps, introuvable. Je pleure, je braille même, je suis inconsolable.
Malgré tout, je me sens rafraîchi, je pense avoir dormi 5 heures. C’est le temps de se préparer pour le VIP. Il me reste un peu de temps pour écrire. Je sors le laptop que Sébastien m’a gentiment prêté. Je n’arrive pas à me connecter au wifi – je ne suis pas assez à l’aise avec le système d’exploitation Linux pour comprendre comment faire. Je peux tout de même l’utiliser comme dactylo ! Je rédige ce dont je me souviens du jour 1.
Nous sommes très proches de la foire, on se rend à pied. Sur place, on nous remet un verre de bulles. 5 verres de blanc plus tard, j’aurai la présence d’esprit de prendre une bouteille d’eau. Les organisateurs d’Art Toronto ont fait un beau travail de remaniement des kiosques. Par le passé, on évoluait des galeries plus contemporaines d’un bord jusqu’aux galeries … moins contemporaines, disons, de l’autre. Maintenant, on ne sent plus du tout ce clivage. Plusieurs galeries « moins contemporaines » n’étaient plus au rendez-vous. Je pourrai valider cette perception dans les jours qui suivent.

Comme toujours, la soirée VIP donne lieu à un buffet ouvert, petits burgers d’agneau, nouilles asiatiques, rosbif, fromages, et bouchées partout. Au travers de toute cette bouffe, les collectionneurs bien nantis achètent. Les points rouge se multiplient.
L’événement est vite consommé, littéralement, et nous nous dirigeons vers le Drake – tradition oblige. Comme prévu, l’endroit est plein à craquer, on nous refoule à l’entrée. Pas de problème, on passe juste à côté, au Earls. Comme par magie, une grande table carrée avec banquette nous attend. Nous sommes une dizaine, tout le monde a de la place pour s’asseoir. Je sonde rapidement deux-trois amis qui disent oui au pichet de Margherita. Puis un autre. Mathieu s’assoupit à côté de moi. La serveuse nous averti éventuellement, il ne peut pas dormir dans le bar. Ok. On quitte bientôt pour faire un tour au Drake maintenant pratiquement vide. Je dis oui à une Bone Shaker.
Nous rentrons vers 2:30. Nous faisons bien de ne pas allumer la chaufferette d’appoint cette fois.
Vendredi 28 octobre – jour 3
Levé tard, pas trop scrap quand même, déjeuner, allez hop.
À la foire, c’est très tranquille … les visiteurs sont toujours timides avec les publications. Ils passent lentement, sans faire de contact visuel, et n’approchent que rarement nos tables. Je fais connaissance avec le jeune intern de C Magazine, Simon, un artiste qui vient de Regina. On parle des différences culturelles entre Montréal et Toronto. De l’argent qui circule ou pas.
Plus tard, j’accueillerai ma première bénévole et pourrai me promener librement, réseauter avec les galeristes, ma mission principale.

Ma première bénévole arrivée, pleine d’enthousiasme, je lui donne les instructions, fort simples, pour tenir la table promotionnelle. Je profite de son arrivée pour me ravitailler. J’ai seulement déjeuner et il est maintenant 16h00. Je traverse la rue pour plonger dans la cour alimentaire, juste en face du Convention Centre. Un animal d’habitude, je commande le même plat délicieux au Green Curry, poulet et brocoli au cari vert, juste assez épicé, avec pad thaï et salade de mangue. Année après année, je m’étonne que le goût demeure exactement le même.
De retour à la foire, au moment où j’entame la tournée des kiosques, Annie Q m’accroche et me demande de répondre à 2-3 questions à propos des Enfants de chienne, pour une capsule vidéo de Vice Québec. Why not? Pose de micro, on se tasse un peu à gauche, là ça va. Tu les connais, oui. Tu les trouves ludiques, oui. Tu penses qu’ils auront plus d’impact ici qu’à Papier à Montréal par exemple … je ne sais trop. Personnellement, je les trouve bien sympathiques. Leur personnage irrévérencieux, jouant l’intimidation tranquille, verse à peine dans la caricature. C’est amusant, au minimum.

Comme à chaque année, je trouve qu’il manque de photographie dans les kiosques. Le marché de l’art en demeure un de peinture et de sculpture. La veille, je trouvais que les œuvres étaient bien supérieures aux années précédentes. Je n’en suis plus tout à fait convaincu. Il y a du mieux, c’est certain, mais les pitounes toutes nues et le bling demeurent.
Au kiosque de Pierre-François Ouellette, Sean blague en me disant de ne pas prendre de photos. On discute de l’énorme chantier de rénovation dont la galerie est sortie tout dernièrement, suite à leur déménagement sur Rachel, là où se trouvait la galerie Graff, maintenant au Belgo. Il s’étonne que les travaux se soient si bien déroulé et dans les temps. Ils ont embauché la bonne équipe de travailleurs.

Juste en face, au kiosque d’Art Mûr, je me fait blasté par un diptyque aux couleurs acides de Claude Tousignant. Avec Mike, on se demande comment l’intensité des couleurs a pu traverser les années et rester aussi vive. L’œuvre qui fait battre mon cœur, c’est Buckets, de Zeke Moores, un bronze représentant de vulgaires sauts de plastique, recouvert de peinture blanche matte. Un moule imitant un objet aussi anodin dans un matériel noble, dissimulé aussi modestement, me fait l’effet d’un trompe-cerveau.

Contrairement aux années précédentes, je n’ai pas entrepris de passer d’un booth à l’autre systématiquement. Je déambule plutôt aléatoirement. Je trouve cette démarche plus intuitive et organique, moins fatigante.

Je passe à la Parisian Laundry, où je capte au passage une œuvre splendide de Celia Perrin Sidarous, qui se trouve aussi présentement à la Biennale de Montréal. J’aime beaucoup le travail de Celia. Il y a quelque chose d’éthérique, de quasi-ésotérique même, dans ses compositions faites de collages ; un jeu de plans et de niveaux de lecture des images qui fait rêver. Aussi, et c’est ce que je préfère dans la pratique d’un artiste, son imagerie se transforme de série en série, tout en gardant la même trajectoire.

Dans l’espace d’Anita Beckers, une galerie d’Allemagne, je me fait capté par l’œuvre hypnotique de Jonas Englert, une vidéo en super-slow-motion où on voit de jeunes gens entassés qui bougent à un rythme insupportablement lent. C’est là aussi là que je découvre le travail fascinant de Christiane Feser, qui utilise la photographie d’une façon abstraite par des découpages, re-documentations et re-découpages, pour produire des œuvres uniques et déroutantes.
En poursuivant mon propre effort de documentation, je remarque que plusieurs galeries ramènent les mêmes artistes et parfois exactement les mêmes œuvres. J’imagine que c’est là une indication de ce qui se vend dans un contexte de foire.

Ce n’est pas toujours une mauvaise chose. Georgia Scherman montre coup sur coup le travail percutant de Suzy Lake. Malgré que les images – difficilement photographiables – aient été créées dans les années 70, elles me frappent de contemporanéité. Sa pratique me parle de présence et d’intensité.
C’est aussi un plaisir de revoir, chez Roger Bellemare et Christian Lambert, les œuvres géométriques, d’une précision chirurgicale, de Stéphane La Rue.

Au tour de Nicolas Robert. Je dois admettre avoir reconnu chez lui une direction rigoureuse, une ligne bien droite dans le choix des artistes qu’il représente, et ce depuis ses tout débuts. La galerie qui fête seulement cinq ans est déjà bien établie et nous présente surtout, expo après expo, des œuvres aux compositions minimalistes, des plans et des lignes. Ici, ce sont les œuvres fantomatiques de Jim Verburg qui retiennent mon attention.

Puis Joyce, où David Elliott est mis en valeur. Deux grands trompe-l’œil nous accueillent, accompagnés de ses maquettes, ici présentées publiquement pour la première fois. Les tableaux sont faits d’après ces montages d’images découpées et placées dans des boites, comme autant de mini-installations, produisant des ombrages qui se jouent des notions de profondeur et de plan.

Toujours dans le kiosque de Joyce, j’ai découvert Nika Fontaine, qui fabrique des tableaux à base de brillants, aux allures de Rothko sur l’acide (je ne suis pas le seul à avoir invoqué cette image). À la soirée VIP, j’ai aussi rencontré l’artiste dont l’apparence constitue une œuvre de performance en soi. Je ne me doutais aucunement que cette jeune femme soit trans avant qu’elle n’ouvre la bouche. J’étais complètement bluffé par son look d’enfer et touché par son courage, autant que j’appréciais son art jubilatoire !

Les œuvres de Jeff Blerk de la galerie Tomorrow ont aussi touché une corde sensible. Elles montrent ce qui nous apparait comme des itinérants dans des situations étranges. Comme ce monsieur visiblement amoché par la vie, dormant au sol et recouvert d’une couverture où sa propre image est imprimée.
Depuis l’année dernière, suite au redesign de la foire en réaction à Feature, Art Toronto offre aux visiteurs la section Verge, un espace pour des galeries invitées, qui – si je ne m’abuse – inaugurées depuis moins de cinq ans. C’est là que Marie-Josée Rousseau, de La Castiglione, dédiée exclusivement à la photographie contemporaine, montre fièrement les œuvres de ses protégés.


Un diptyque de Judith Bellavance, comparant les torses nus de jeunes gens des deux sexes avec celui d’un oiseau, retient mon attention. On ressent la vulnérabilité de la chair mortelle – de ses morceaux de corps offerts à la caméra pour nous.

Il est tant de sortir manger. Une cohorte se forme et nous arpentons les rues du centre-ville vers un restaurant Italien. Non, c’est trop commun pour l’amie Ève qui veut profiter du fait qu’elle soit en dehors de son Rimouski d’adoption pour faire l’expérience d’une gastronomie plus exotique. OK. Un resto chinois végétarien, ça fait ton bonheur ? Oui. Allez hop, tous au Greens Vegetarian ! S’ensuit une orgie de plats fort délicieux à base de tofu. On se bidonne longuement en parcourant le menu puisque la moitié des mets se nomme mock-quelque-chose. Des jeux de mots de personnes fatiguées s’enfilent les uns après les autres.
Samedi 29 octobre – jour 4

Après un troisième déjeuné sans histoire au Rex, je suis de retour au Convention Centre pour rencontrer Amanda, qui nous offre son aide pour la première partie de la journée. Elle me texte pour m’avertir qu’elle a un brin de retard. Pas grave. J’en profite pour jeter un œil sur edition, toute nouvelle foire de livres d’art en marge d’Art Toronto. J’y reviendrai plus tard.
C’est la deuxième année pour Amanda, je n’ai donc pas à tout lui expliquer. De toute façon, les instructions pour la table promo sont fort simples et se résume à … faire la promotion de la revue, voilà.





Dans le kiosque d’Olga Korper, c’est une photographie d’une simple planche de contreplaqué, déposé sur une pile de livres, qui retient mon attention. La photo, elle-même inclinée, repose sur des morceaux de bois. La mise en abime frappe par son efficacité.
Profitant d’un changement de shift de bénévole, je retourne voir edition, la foire de livres d’art et autres « publications ». Je remarque plusieurs magazines participants ; peut-être que Ciel variable aurait intérêt à être ici l’an prochain plutôt qu’à Art Toronto en tant que tel … On y trouve des trucs plus ou moins reliés au monde de l’édition, jusqu’aux « edibles » de Balzeri qui accompagne les recettes de sa mère, rédigées de telle sorte qu’elles soient impossibles à exécuter.

Le plus far-fetched demeure Nicolas Fleming avec ses chaises faites de gypse, qui nous accueille à l’entrée du site. Il a tout de même confectionné quelques faux livres en gypse qui ne manquent pas de retenir mon attention.
La fin de la journée approche. Ce soir, on prend ça très relaxe avec mon colocataire et Ève. Ils ont déniché un pub allemand, Sin & Redemption, pas loin du AGO. Un burger-frittes accompagné de deux bières seulement, je suis sage. Si mon souvenir est bon, nous éteignons les feux avant minuit.
Dimanche 30 octobre – jour 5


Je m’entretiens un instant avec Stephan Bulger sur son acquisition de quelque 15,000 négatifs de Vivian Maier, cette photographe d’un talent remarquable, jusqu’à récemment une totale inconnue, qui avait pris des milliers de clichés à New York dans les années 60. La mythologie entourant sa découverte par hasard dans un encan avait fait les manchettes.
De retour à ma table, je range l’affiche dans son tube, prends la petite caisse et dis au revoir à la bénévole qui restera jusqu’à la fin de la journée. Demain, une autre prendra la relève pour assurer une présence également. En direction de la station de train. Cinq heures me sépare de Montréal et d’une vie relativement normale.